Je suis né au Vietnam, à Saigon, le 24 août 1944. J’y ai passé l’essentiel de mon enfance. J’en suis définitivement parti pour la France en janvier 1956.
A mes deux ans, sept mois et 14 jours, le 7 avril 1947, Yvonne Jeanne Oliver, ma mère, est morte. Elle avait 27 ans. Suicidée sous les semonces d’un monde qui, par la voix complice de mon père, de la dire volage, la somma de disparaître, insultée et bannie.
Très tôt, mon cœur prit le parti de s’orienter d’elle. Elle, ô combien salie. Elle, à jamais mon Eve évanouie.
A mes neuf ans, alors que mon frère Jacques, de quatre ans mon ainé, recopie à la perfection une image de son choix, je me dis que ce n’est pas ça bien dessiner. Et me plaçant alors devant l’armoire ouverte de mes livres et de mes jeux, solennel et muet, leur annonce que je serai peintre.
C’est cette même année, en 1953, qu’au cours d’un voyage par bateau entre Saigon et Marseille, avec pour escales, comme autant d’humiliations, Singapour, Calcutta, Ceylan, Colombo, Bombay, Karachi, Djibouti, le Caire… que l’immonde d’un monde m’apparut dans toute sa cruauté.
Je n’ai eu de cesse, depuis ce parcours où l’enfant docile se déprit de toute génuflexion, de voir à l’appel de ces yeux et de ces mains privés de faire monde, d’enfants et de vieillards, miséreux et mutilés, maigres et enflés, raturés et déchiés sur le sol, que traquait une police bien mise, maculée de blanc de la tête aux pieds.
1962. Je commence à peindre, impressionné tout autant par la tache aérienne de Miro que par le trait rageur de Dubuffet. Dès cette époque, l’opposition faite de l’abstrait et du figuratif m’apparaît futile. Par contre je reste, jusque dans les années 80, dans l’indécision entre un art de conception, auquel j’adhère depuis résolument, et un art de l’expression, duquel je me suis démarqué.
En 1964, sous la frappe et l’impact de mes lectures d’Antonin Artaud, je me défais de mes premières joliesses colorées, et entame le tableau comme le lieu des salissures, à quoi je m’exerce et que j’appréhende comme « Décrassages ».
S’y étalent et s’y amoncellent des tas de signes griffonnés, de graffitis et de crayonnages plus ou moins lisibles, naïfs et grossiers : des mots, des chiffres, des phallus et des vulves, des rosaces, des tracés aléatoires, des figures géométriques… des maisonnettes, des tanks, des animaux domestiques, des croix à foisons, des têtes et des corps déformés et bâclés.
C’est à cette date, en janvier 1964, dans le mouvement même de ces griffonnages, que s’est imposé à moi l’impératif, sur lequel je ne suis jamais revenu, sinon pour l’éclairer de mes lectures et l’enquêter de mes expérimentations visuelles, de voir« du côté de ce qui apparaît en trop et ne compte pour rien ».
Cet appel, qui fait décision d’un nouveau principe de rencontre et de partage du visible, a eu d’emblée une double résonance : politique et artistique.
C’est dès cette époque que, me défiant de tout rapport marchand et professionnel à l’art, j’ai été porté à ne concevoir un geste de peinture que sous la forme d’une offrande faite à tous d’une vérité de cet appel, au plus loin des bornages du jouir et de l’obéir d’un monde vorace et corseté.
Pour relever ce défi et endurer la solitude et l’esseulement à quoi il me vouait dans la situation, il m’a fallu jour après jour et durant ces longues années, nonchalant et forcené, me prémunir des corruptrices sirènes du temps.
C’est au cours de la période qui va de 1964 à 1967 que j’ai conçu, à partir de la trace et de la souillure, mon premier dispositif visuel. Il consistait en trois plans, chacun défini par un support de qualité (papier, drap, toile) et de format différents (petit, moyen, grand). Il y avait le plan de la table, le plan du lit et le plan du sol (assis, couché, debout).
Chacun de ces trois plans était affecté d’un temps durant lequel il était exposé aux marques, traces, gestes et déambulations du quotidien : une semaine à un mois pour les nappes en papier, de trois mois à un an pour les draps, et de un an et plus pour la toile placé en divers endroits, passages et présences du mobilier. Il ne reste rien de ce moment des traces, linceuls et suaires.
En 1971, dans le prolongement de mai 68, des luttes tant politiques que philosophiques qui s’y déployaient, j’ai obtenu une rencontre avec les peintres Marc Devade et Louis Cane, désireux que j’étais alors de rejoindre le groupe Support/Surface soutenu par la revue Tel Quel.
La discussion tourna court, leur positionnement politique et artistique d’alors les porta à minorer ce que je pouvais leur faire valoir d’un travail qui visait à faire« Hommage/Dommage »aux grands peintres de la modernité. En premier lieu, à Malevitch et à Mondrian que je considérais dans la lignée du cubisme comme les plus radicaux des modernes.
Ce travail consistait à partager un carré (proportionné à la taille de la salle qui le recevait) par une diagonale qui partait d’un de ses angles et se recoupait au tiers d’un de ses côtés. D’où se déterminaient deux formes distinctes, tranchées et séparées, un triangle et un quadrilatère. Soit la somme de sept côtés pour dresser et coucher sur le sol chacune de ces deux formes.
Un premier enjeu était que le tableau descende du mur et qu’il ouvre et articule de sa présence le lieu de son exposition. Un autre était qu’il soit divisé, entre un pôle masculin et un pôle féminin, noir et blanc. Chacun de ces deux termes (ne relevant en rien d’un puzzle) se disposant dans l’espace comme irréductiblement séparé en même temps que couplé, loin de l’illusoire unité offerte par le carré initial.
« Changeons de base », tel était le titre attaché à ce geste, qui demeure à mes yeux, bien que resté dans l’anonymat, un geste marquant de cette période.
Dans le même temps, partant des travaux de Mondrian, j’abordais les trois formats traditionnels de la peinture, F(igure), P(aysage), M(arine), en les affectant chacun d’une des trois couleurs dites fondamentales dont il avait été le promoteur, F(rouge), P(jaune), M(bleu).
Ces formats de différentes dimensions me permettaient en les combinant (par deux ou par trois) d’obtenir des sortes de monuments dressés sur le sol, aux allures de pyramides à degrés comme dans les architectures des temples précolombiens.
Des formats non conventionnels, dont le montage ouvrait dans le même temps, par une bande parcourant leurs côtés, aux mélanges et aux variations infinies des couleurs rouge, jaune, bleu dont chaque format était le siège.
Le « carré » continuait à être central, entamé selon un « en trop/en moins » qui avait pour effet d’en modifier la forme et son articulation à l’espace d’exposition. J’ajoute qu’avec ces formats au rapport profil/face très marqué, référence était faite au cubisme.
Le plus souvent je combinais les différents formats par deux, établissant trois paires, chacune incluant, comme son dessin, le format manquant. Il m’a été aisé, après coup, de remarquer dans ce travail quelque rapport avec la triangulation œdipienne (Fils, Père, Mère), le manque, la coupure, la castration…
Ces travaux m’occupèrent de 1970 à 1973. A cette date je cessais de peindre pour me consacrer à un militantisme politique qui dura jusqu’en 1982.
Des années difficiles où je tentais, au sein d’un P.C.F que j’avais rejoint faute de trouver mieux en matière d’organisation, de me tenir au plus près des positions critiques du philosophe Louis Althusser et de défendre une pratique militante détachée d’une vision et d’une visée étatique de la politique.
C’est à la toute fin de l’année 1989, après une reprise qui se situe en 1986, que quelque chose de l’impératif qui s’était imposé à moi dès 1964, à mes vingt ans, me pressa à nouveau d’une pensée.
J’étais alors à l’atelier, occupé depuis près d’une année à détourer dans des feuilles de contreplaqué, et autres bois, un tas de montagnes (une centaine), décimées et peinturlurées, hétérogènes les unes aux autres, syncrétiques et cacophoniques à souhait, quand mon regard s’arrêta et se fixa, comme jamais jusqu’alors, sur deux tréteaux que j’utilisais pour des opérations de découpe.
Ils me saisirent à ce moment comme ce qui parmi les choses ne tient rien. Qu’on accole et sépare sans façon, prolétaires de toujours. Je les rapprochais et les plaçais côte à côte contre un mur de l’atelier. Je les scrutais, œil rivé à leurs traits, attendant que de leur cime, d’une brisée de leurs lignes, quelque chose à nouveau vienne à sourdre dont faire appel.
Un texte vint à s’écrire sur le mur au-dessus d’eux : « Vois au redoublement de là (A) d’où s’offre l’aime (M) barré : l’impossessif ma ».
Nous sommes au tout début de 1990. J’entre avec la scène des tréteaux en acte d’un nouveau dispositif où l’œil et la main vont trouver un prolongement matériel inédit dans l’intervention d’un faisceau de lumières colorées. Des projecteurs issus du spectacle, en lieu et place des pinceaux, sous la frappe desquels viendront à se projeter au mur quelques objets épars : chaise, toile, tréteaux.
Avec ce tournant, la philosophie va à nouveau accompagner chacun de mes pas. Celle d’Alain Badiou sera essentielle à l’approfondissement de ma démarche. Affirmant avec lui qu’ « Infini dans son acte, l’art n’est nullement destiné à la satisfaction des animaux humains dans leur vie ordinaire étale. Qu’« Il vise bien plutôt à forcer une pensée à déclarer, pour ce qui la concerne, l’état d’exception ». (LE SIECLE, Seuil, p. 226)
Après divers essais portant sur la lumière, la couleur et l’objet, le moment est venu où chaque peinture s’est présentée comme une scène renouvelée de leur rencontre, de leur échange et de leur tension. En proie à l’énigme d’un effet de ce qui à leur tresse y demeure à jamais leur motif évanouissant, « à jamais invu ».
Soit de ce qui vient à insister et à se dérober – comme à jamais détaché de ce qui se voit, comme à jamais masqué par ce qui se voit, et comme à jamais effacé dans ce qui se voit – au battement vide d’un « déjà vu » et d’un « non encore vu » d’une occurrence de leurs traits.
Pour le dire autrement, chaque peinture, comme dispositif matériel d’objets et de lumières, s’est depuis ce moment déployée comme une scène en acte d’un effet singulier de leur rencontre. Soit à l’éclat d’une retenue et d’une échappée de ce qui, bien que jamais assuré de son être, possiblement advient en chaque peinture comme lui étant cette « couleur-de-lumière », infiniment sienne en même temps qu’hors de toute appropriation, « inséparée » en même temps que « libre de toute attache », par-delà la multitude de ses reflets colorés.
Chose solennelle et muette, au délié de toute forme et de toute signification d’objet, de tout bris et de tout bruit.
Texte établi entre 2003 et 2007
C’est au cours de l’année 2011, avec pour titre « Mon vingtième siècle », que s’est imposée l’idée de faire retour, en peinture, sur l’ensemble des notions et des opérations de division et de partage rencontrées et éprouvées depuis mes début en 1964. A l’épreuve de ce qui, depuis l’enfance, m’appelait à voir « du côté de ce qui apparaît en trop et ne compte pour rien ».