D’un Appel Solennel et muet au délié de tous bris et bruits

C’est à la toute fin de 1989, que l’impératif de voir « du côté de ce ui apparaît en trop et ne compte pour rien », qui s’était imposait à moi dès 1964, à mes vingt ans, me pressa à nouveau de son appel. 

J’étais alors à l’atelier, occupé depuis près d’une année à détourer dans des feuilles de contreplaqué, et autres bois, un tas de montagnes, une centaine, décimées et peinturlurées, hétérogènes les unes aux autres, syncrétiques et cacophoniques à souhait, quand mon regard s’arrêta et se fixa, comme jamais jusqu’alors, sur une paire de tréteaux que j’utilisais à l’ordinaire pour des opérations de découpe.

Ils me saisirent à ce moment comme ce qui parmi les choses ne tient rien. Qu’on accole et sépare sans façon, prolétaires de toujours. Je les rapprochais et les plaçais côte à côte contre un mur de l’atelier. Je les scrutais, œil rivé à leurs traits, attendant que de leur cime, d’une brisée de leurs lignes, quelque chose à nouveau vienne à sourdre, dont faire appel.

Un texte vint à s’écrire sur le mur au-dessus d’eux : «Vois au redoublement de là (AA) d’où s’offre l’aime(M) barré : l’impossessif ma (MA) ».

Nous sommes au tout début de 1990. J’entre avec la scène des tréteaux en acte d’un nouveau dispositif où l’œil et la main vont trouver un prolongement matériel inédit dans l’intervention d’un faisceau de lumières colorées. Des projecteurs issus du spectacle, en lieu et place des pinceaux, sous la frappe desquels viendront à se projeter au mur quelques objets épars : chaise, toile, tréteaux.

Avec ce tournant, la philosophie va à nouveau accompagner chacun de mes pas. Celle d’Alain Badiou (1) sera essentielle à l’approfondissement de ma démarche. Affirmant avec lui qu’ « Infini dans son acte, l’art n’est nullement destiné à la satisfaction des animaux humains dans leur vie ordinaire étale ». Qu’ « Il vise bien plutôt à forcer une pensée à déclarer, pour ce qui la concerne, l’état d’exception ». (LE SIECLE, Seuil, p.226)

Ce qui à mes yeux revient à voir « comme jamais ».

Après divers essais portant séparément sur la lumière, la couleur et l’objet, le moment est venu où chaque peinture s’est présentée comme une scène renouvelée de leur rencontre, de leur échange et de leur tension. En proie au trouble d’un « invu », par delà le « déjà vu » et le « non encore vu » d’une intrication de leurs traits. Cet invu « à jamais invu » se laissant pressentir comme leur étant ce motif évanouissant, à jamais détaché de ce qui se montre, à jamais masqué par ce qui se montre, et à jamais effacé dans ce qui se montre.  

Pour le dire autrement, chaque peinture, comme dispositif matériel d’objets et de lumières, s’est depuis ce moment déployée comme une scène en acte d’un effet singulier de leur rencontre. Soit à l’éclat d’une retenue tout autant que d’une échappée de ce qui, bien que jamais assuré de son effet, possiblement advient en chaque peinture comme lui étant cette « couleur de lumière », infiniment sienne en même temps qu’hors de toute appropriation, « inséparée » en même temps que « libre de toute attache », par-delà la multitude de ses reflets colorés. 

Chose solennelle et muette, au délié de toute forme et de toute signification d’objet, de tout bris et de tout bruit.   

30 Juillet 2012 

1 – C’est après une lecture de « Qu’est-ce que la philosophie ? » de Gilles Deleuze, que j’ai retrouvé, après bien des années, en 1992, les travaux d’Alain Badiou.